Même un bourreau est capable d’amour #Nouvelle

MÊME UN BOURREAU EST CAPABLE D’AMOUR

T’imagines le gars, il décide un bon matin dans sa vie de prendre un boulot qui consiste à dessiner des plans de prisons. Il se dit pas qu’il va dessiner des hôpitaux ou être un simple architecte de la gentrification dans un cabinet en vogue, horrible aussi comme choix… Non, il se dit : « Je vais conceptualiser des centres pénitentiaires » où l’on entasse des gens et surtout « je vais me prendre la tête pour qu’ils soient le plus sûr possible et que personne ne puisse s’en échapper. Mon travail va consister à inventer et optimiser la privation de liberté ! »
Il va bosser dessus pendant des heures, des jours, des mois et même des années… Réfléchir, analyser, bûcher comme un dingue, mettre son imagination au service de l’enfermement d’êtres humains dont il est convaincu que la meilleure place pour eux et pour la sécurité des autres, c’est le centre pénitentiaire qu’il est en train de créer, lui, la bonne personne, le gars honnête, dans la norme, respectueux des lois et de la morale.
Le soir, après une longue journée de boulot, il va rentrer chez lui retrouver sa femme au foyer et ses quatre enfants qui vont lui demander comment s’est passée sa journée, comme ces gardiens de camps de concentration qui embauchaient le matin et sortaient de l’abattoir humain après une « bonne » journée de labeur, et lui, il va répondre : « bien », sans préciser qu’il a mis son intelligence, son savoir-faire et son temps, et donc un peu de sa santé mentale et physique, au service de la création d’un endroit mortifère, source de malheurs, d’injustices, d’arbitraire, de violences gratuites et de souffrances, un endroit qui ne répare rien du tout, bien au contraire, qui punit, punit et punit… et vous garantit surtout un taux de récidive élevé. De toute façon, tout ça, il ne le voit pas lui, ou plutôt il fait semblant de ne pas le voir, il l’accepte même, il pense être au service de la société et de la République. Il pense qu’il n’y a pas d’autres options ou alternatives pour les gens qui commettent des crimes et ne respectent pas les lois en vigueur, qui font du mal aux autres, qui volent, tuent, pillent, agressent etc… Il en est convaincu. L’éventuelle culpabilité des puissants et des dirigeants, cela il n’en a rien à foutre ; la justice à 1312 vitesses ? Tu parles ! Un argument de gauchiste, ça ! On ne se tire pas une balle dans le pied en accusant son patron ou en s’attardant sur les faits et gestes de ceux qui vous garantissent un salaire élevé. Il ne se pose pas de questions sur les raisons qui poussent des hommes et des femmes à commettre un certain nombre d’actes répréhensibles et parfois irréparables, et surtout il ne critique pas ceux qui jugent ces actes depuis leur normalité et leur monde réglé au millimètre près de la bonne conscience. La norme en place : mouvante et changeante selon qui est au contrôle des manettes en haut de la tour d’ivoire du pouvoir. « Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des animaux sauvages qu’il faut punir ! » Il aime les métaphores animalières, lui végane ? Tu rigoles ou quoi ? C’est un carnivore, « pas un hippie merdique des temps modernes, nostalgique du monde d’avant les chasseurs/cueilleurs ». Bien sûr qu’il animalise les futurs clients ou locataires de son centre pénitentiaire, pourquoi il se ferait chier à se soucier des animaux ? Déjà qu’il se soucie peu des autres humains. « Les prisonniers c’est des bêtes qu’il faut mettre en cage ! L’homme bon est supérieur à l’homme criminel, comme l’être humain en général est supérieur à l’animal, c’est comme ça depuis des millénaires, pourquoi changer ça ? »
Locataires ? Oui ! On travaille en prison et on est payé presque rien du tout, du coup c’est comme si on payait un loyer en plus pour être enfermé. Une double peine qui s’ajoute à d’autres humiliations quotidiennes qui éloignent le sort du prisonnier de sa condition d’humain dont on doit respecter la dignité. C’est vraiment un chic type qui se met au service du bien. Bien sûr de tout ça et avec ces mots-là, il n’en parle pas beaucoup avec ses enfants, même ceux qui sont presque majeurs. Il utilise d’autres mots, d’autres versions, une autre rhétorique. Par exemple, il dit à la plus jeune de ses filles : « Papa il dessine des plans de châteaux pour enfermer les méchants qui veulent faire du mal aux gentilles personnes qui travaillent, un peu comme les ogres de tes histoires qui veulent manger les enfants innocents, c’est pareil. » « Trop bien papa ! T’es comme un chevalier, un héros-super ! », répond sa fille. « Oui ma chérie, un super-héros, c’est exactement ça ! J’enferme les dragons et les monstres qui veulent dévorer les jolies princesses comme toi dans des donjons dont on ne peut pas s’échapper! », rétorque le père satisfait et convaincu, fier, presque une larmichette au coin de l’œil. Avant de dormir il s’arrête devant son miroir et se dit à lui-même : « C’est toi qui es dans le vrai, c’est toi qui as raison », comme s’il se sentait légèrement coupable de quelque chose, vite fait. Une bien belle histoire. Une jolie preuve d’amour.

Sa femme elle, n’en parle pas du tout, elle ne veut rien savoir ni entendre, c’est le contrat tacite qu’ils ont passé quand il a pris le boulot. « Tu bosses dehors, je bosse ici à la maison, et je ne veux rien savoir ! » Elle sent au fond d’elle que ce n’est pas moralement parfait, qu’il y a une faille dans le raisonnement du processus complexe de justification, ouaaaaaah compliqué tout ça, peut-être lié à son héritage démocrate-chrétien, mais le salaire est bon et permet à la famille dont elle gère le quotidien de vivre plus que bien. Alors elle accepte tout, en fait avec des mots plus simples, elle est la complice silencieuse de son mari, ou la victime si on creuse le rapport de dépendance à la famille normalisée. Certains aimeraient que l’on distingue l’exécutant de sa famille ou sa femme, comme si c’était une victime de l’amour qu’elle porte à celui qui ne fait que son travail, même salement. Trop facile de laver le sang sur les mains avec lesquelles il la caresse tendrement quand ils sont allongés métaphoriquement sur les cadavres que produit l’enfermement. Le premier lieu de la collaboration active ou le premier champ de bataille, selon comment on se positionne, c’est la famille. On ne choisit pas ses parents, mais on choisit son ou sa conjoint-e, le plus souvent, bien que dans une société patriarcale le choix des femmes soit altéré par la domination masculine.
Ils n’ont pas beaucoup d’amis. Non pas que son travail choque son milieu social et les stigmatise. C’est juste qu’ils ont fondé une famille pour se suffire à eux-mêmes et ne pas être seuls. Ils forment un couple qui a soudé leurs solitudes respectives pour former un noyau d’atome familial solitaire. Il n’y a que peu d’électrons qui gravitent autour de leur amour fusionné. Peut-être un moyen inconscient de ne pas avoir à se confronter au regard des autres et à leurs jugements sur son travail de créateur carcéral. Un certain prix à payer pour être un dieu (des geôles modernes) venu du centaure (carcéral). La bourgeoisie crée aussi ses critiques internes du système, enrobées qu’elles sont de morale paternaliste en totale contradiction avec les modes de vies affichés par sa propre classe sociale. Combien de dominants pétris de bonnes intentions et adeptes de grands discours et de bons sentiments qui vivent sur l’exploitation morale et physique des dominés ? Un gars bien lui, un autosatisfait solitaire avec une vitrine familiale normée.
Un gars normal quoi…
Pas un prisonnier.
Souvenez-vous bien de tout ça : Même un bourreau est capable d’amour.

Skalpel

Plan de prison

[Chronique] LE TUNNEL : L’histoire vraie d’une évasion de prison

Un livre de Guillermo Thorndike

Édition Syllepse. Disponible en pré-commande sur http://www.syllepse.net ou en librairie à partir du 7 janvier 2021.

C’est avec beaucoup de joie et d’excitation mais aussi d’appréhension que j’ai ouvert ce livre. Une fois validée la couverture, la maquette, les dessins et la mise en page avec un survol zélé je me suis dit : « Bon, je termine le bouquin de VII et ensuite j’attaque LE TUNNEL ça me changera un peu de la SF dans laquelle je suis actuellement plongé de façon frénétique », une vieille passion qui date de mes 11 ans.

Ce livre je l’avais lu il y a quelques années, plus d’une dizaine je pense, voire 15, en version originale, c’est à dire en espagnol du Pérou, pays où se situe le récit. J’avais adoré, en plus c’est le père de mon pote, ancien dirigeant du MRTA, qui me l’avait filé dans une version imprimée sur du papier qui datait un peu, après une de nos nombreuses discussions ou plutôt « interrogatoires » de ma part sur sa vie, les actions, l’histoire de la guérilla, telle anecdote, tel moment, etc. Je reproduisais avec ce père de mon pote mais aussi camarade de mon père ce que j’avais jadis fait étant enfant avec mes propres parents : les questionner sur leur histoire militante et vécu.

C’était une période où je lisais tout ce qui concernait les histoires, les témoignages et les analyses sur les guérillas latino-américaines, mais aussi les récits de prison et donc des évasions réussies. Comme celle des tupamaros uruguayens par exemple. J’avais hérité de la bibliothèque bien fournie de mes parents qui étaient « retournés/rentrés » au pays, en Uruguay ; la majorité des livres étant en espagnol (latino-américain), ma langue maternelle, une langue qui me renvoie systématiquement à l’histoire de mon continent, son absence et sa présence paradoxale en moi. Car j’ai été élevé avec le corps physique en France mais une partie de ma tête et mon âme la-bas. C’est compliqué.

Une période spéciale où je me questionnais sur ce que je devais faire – « Aller en Amérique latine et rejoindre les FARC (pur fantasme), retourner en Uruguay pour rejoindre les diez plus légaux et conquérir le pouvoir via la voie électorale, dans une nouvelle structure de l’organisation de mes parents, etc… etc… », ce genre de questionnements, déconnectés de ma réalité du moment, un peu comme quand à 18 piges avec 3 potes latinos, fils aussi de réfugiés et militants politiques on s’est dit : « Faut qu’on fasse un truc, on peut pas rien faire, regardez nos vieux, ils ont fait des trucs et nous on est là, on est nuls, faut qu’on fasse une caisse pour acheter des calibres et on verra c’qu’on fait, mais faut des armes (du grand n’importe quoi). » On a fini par monter une équipe/bande LA LATINA CLICK, et on rappait et buvait des bières, loin la révolution…

Je décidai tout simplement de soutenir les prisonniers D’Action directe, lutter contre les violences policières et rejoindre le mouvement antifa, beaucoup plus réaliste. Mais j’ingurgitais tout ce que je pouvais sur l’histoire du mouvement révolutionnaire contemporain du continent qui m’avait vu naître et m’exiler avec mes parents un peu moins de 30 ans auparavant.

C’est donc un rapport émotionnellement compliqué que j’entretiens avec ce genre de bouquins. Je sais d’avance que je vais être ému car ça va faire écho a mon histoire familiale, que la culpabilité liée à mon héritage politique va me tordre les tripes, que je vais en rêver quasiment chaque soir, que je vais avoir de la haine et de la colère, car c’est certes une histoire profonde d’amour, de résistance, de dignité et de lutte, mais aussi de mort, de torture, de souffrance et d’arbitraire mortifère. Que je vais devoir faire de longues pauses pour respirer et pleurer un peu. Que je vais devoir poser un peu le livre, le reprendre et ainsi de suite… Cela va être une épreuve physique et morale, comme si je vivais le récit et les histoires dans ma propre chair. On a tous un rapport différent et subjectif aux livres, selon ce qu’ils racontent et à quel point cela nous touche ou nous concerne.

Pour ma part avec LE TUNNEL je sais que je vais y pénétrer et suffoquer un peu, puis m’évader avec ces camarades que je ne connais pas mais que j’aime et respecte à rebours du temps, parce que c’est comme ça qu’on m’a élevé et qu’on m’a dit qu’il fallait être. Et c’est comme ça que j’ai aimé direct le père de mon pote sans avoir encore jamais discuté avec lui, en me disant que c’était un camarade de mes parents, sa femme aussi, donc un oncle et une tata par procuration, son fils et leur fille, mes frères et sœurs par procuration aussi. C’est comme ça qu’un jour d’avril 1997 j’ai pleuré quand un commando de l’armée Péruvienne a tué 14 militants du MRTA dans l’ambassade du Japon au Pérou. Parce que je les aimais comme des camarades et les « soutenais » à distance….

Mais là il s’agit d’apprécier un magnifique récit, traduit par un de mes meilleurs potos, une histoire vraie d’une évasion de prison RÉUSSIE ! Mieux qu’un film ou une fiction !

Une histoire passionnante de prisonniers révolutionnaires péruviens qui s’evadent de Canto Grande, LA prison pour les Terucos(Terroristes pour le gouvernement ) et autres droits communs et narcos en tout genre. Une histoire faites de rebondissements, d’imprévus, d’échecs, de petites victoires et d’abnégation. Un récit ou s’entremêlent parcours personnels et trajectoires édifiantes ou d’anciens camarades se retrouvent face à face pendant la torture et d’un côté différent du fusil dans le Pérou des années 80/90. Une histoire révolutionnaire et contemporaine d’un pays insurgé qui donne matière à comprendre son histoire récente à l’heure où une partie de son peuple se révolte. Un épisode violent et politique qui ne peut se comprendre qu’en l’inscrivant dans une histoire globale de l’Amérique Latine depuis la conquête, d’ailleurs on aurait fort à penser que Tupac Amaru à réellement ressuscité à travers la lutte acharnée et digne de ses héritiers du MRTA.
Un livre à lire absolument et à inscrire dans l’héritage populaire des luttes révolutionnaires politiques et armées d’America Latina !

Skalpel

LE TUNNEL : L’histoire vraie d’une évasion de prison

STAGNATION (Nouveau livre)

Disponible ici : https://www.bboykonsian.com/shop/Stagnation_p1531.html

Stagnation
Suivi de Tuer et Crève
144 pages – 10,5x16cm
(Skalpel)

« Ça parle d’un fantasme.
D’une envie de meurtre.
De frustrations.
De bout du rouleau.
De tête-à-tête avec ce monde merdique et des rats qui y pullulent.
De souffrance aussi.
De beaucoup de souffrance.
De mépris.
De haine. »

Trois contes urbains, écrits par une plume trempée dans la rage et la mélancolie.
Trois contes à la croisée de la brutalité et de l’amour.
Trois contes qui nous invitent à une exploration des marges des villes et des cœurs.

Dessin de couverture et illustrations intérieures : Adrien Goudier – http://www.adriengoudier.com
Maquette de couverture : Helios Figuerola Garcia – http://www.putsh.one
Maquette intérieure et correction : Manu

ISBN : 978-2-9559776-2-0
Paru en Juin 2020
Editions PeopleKonsian

STAGNATION de Skalpel

PEUR #NouvellesPerdantes

Un nuage radioactif se rapproche lentement mais sûrement de nos frontières de plus en plus hermétiques aux êtres humains. Europe, forteresse de chair métallique longeant les océans se transforment petit à petit en cimetière marin pour les damnés de la terre. Frontières pas du tout étanches aux virus ou à la radioactivité que l’on nous promet inoffensive à grand coup de pubs dans les médias. Cela fait « sensation », et un accident nucléaire ou une catastrophe naturelle, même lointaine, permettent de faire oublier les problèmes récurrents du quotidien. Ce petit nuage risque de contaminer nos aliments, nos corps et contamine déjà nos esprits tourmentés. On nous rassure et on nous fournira au cas échéant, des pastilles d’iodes qui sont censées nous protéger en cas d’accident grave. Moi, je n’y crois pas beaucoup…

Ce soir j’observe la lune assis sur un banc. Mon esprit voyage dans le passé en observant le rayonnement des étoiles avoisinantes dont la lumière met des milliers d’années lumières à nous parvenir, comme disent les scientifiques « Observer les étoiles, c’est observer le passé », mais ce soir j’angoisse pour notre avenir commun. Notre futur de terrien vivant sur cette minuscule planète à l’échelle de l’univers. 

Que diraient nos aïeux ? 

Si les arbres et la nature pouvaient parler, que nous diraient-ils ? 

Le bleu du ciel et le marron de mes yeux noircissent de façon inquiétante. 

Tout d’un coup on semble prendre conscience que l’on est vulnérable face une menace qu’aucune manifestation ou action de masse ne pourrait contrer si elle se produisait à quelques dizaines, voire centaines de kilomètres de chez nous. Que peut faire le matérialisme dialectique ou la philosophie contre un bombardement d’ondes radioactives qui transformera nos corps en objet complètement contaminé et sans vie. On peut résister aux bras armés d’une dictature, y compris démocratique, à l’état, à la répression, à beaucoup de choses, même si le quotidien semble nous indiquer le contraire ces derniers temps, et l’être humain en a donné la preuve à maintes reprises. On peut crier de toutes ses forces ! Mais comment fait-on pour affronter un nuage radioactif qui va nous faire mourir d’un cancer à 40 ans? 

Et encore, là je suis optimiste, je ne parle même pas des conséquences à long termes. Je ne vais pas m’amuser à répéter ce que des bouquins et d’innombrables articles disent déjà très bien. Je ne suis ni un expert ni un scientifique, ni même un militant écolo’, je suis un lambda qui observe la lune et se perd dans des pensées et analyses qui lui font avoir les mains moites. L’anonyme que je suis lutte contre ses nouvelles inquiétudes. De même que pour les chiens, les cafards, les bêtes dans la forêt, dans le désert, partout ! Même pour les pitbulls hargneux des quartiers ou ton chat que tu adores et qui te regarde d’un air innocent en faisant sa petite crotte qui tout à coup te semble un détail odorifique insignifiant. C’est que cette menace invisible et sournoise n’a pas d’odeur ni de couleur. Cela concerne la survie de toutes les espèces. Il semblerait que nous vivions la 6ème extinction de l’histoire de l’humanité, j’ai entendu ça l’autre jour à la radio. Comment ne pas me dire que cette fois-ci c’est ce bipède sans poils connu sous le nom d’être humain, et dont je fais partie, qui en est le responsable, le seul, l’unique. Surtout celui qui vit chez les privilégiés, car il veut tellement préserver son mode de vie, qu’il est prêt à risquer de tout faire s’effondrer pour continuer à profiter de sa domination confortable, consciemment ou pas.

J’observe encore la lune, tel un totem devant lequel on s’agenouillerait pour prier ou invoquer des dieux auxquels on ne croit pas forcément, juste par désespoir et opportunisme. C’est qu’il s’agit de remise en question. Et se remettre en question ça fait mal. Vraiment mal. 

Au lieu de flipper un peu et de se sentir coupable, la majorité fait l’autruche.  Le présent, semble être une priorité qui efface toute empathie à long terme. 

Rien de neuf en matière de tragédie, juste une nouvelle angoisse qui naît en moi. Elle s’incruste durablement, comme le développement, mais sans son hypocrisie et les bénéfices économiques qui vont avec. Je reste un mécréant de l’écologie, pauvre et flippé. J’ai l’impression d’être rongé par une nouvelle culpabilité. Je m’en veux soudainement de ne pas trier mes ordures et mes déchets domestiques, de jeter ma canette sur le trottoir et de déverser mon infection urinaire dans l’eau de ce lac, à la campagne, ou il est déjà interdit de se baigner et de manger les poissons que certains pêchent, tant mieux ou pas, ne plus manger de bêtes c’est bien, même si nous sommes tous condamnés à disparaître ensemble. 

J’ai l’instinct du naïf ébahit devant une découverte récente ou une prise de conscience soudaine qui s’est emparé de moi. J’énonce des vérités pour me rassurer. Je lance un appel au collectif pour justifier ma peur égoïste. Et pourquoi pas ? J’ai vraiment peur de mourir contaminé, tel un poisson d’un lac pollué qui vient s’échouer sur une rive sale et mal odorante. J’ai comme un sentiment de résignation qui m’envahit, et mes anciennes lectures de science-fiction alimentent mon imagination féconde en matière de scénarios morbides. Vais-je me lever demain matin avec un bras dans le dos ? Est-ce que mon fils va avoir deux têtes et trois jambes? 

Je regarde la lune une dernière fois, comme pour lui dire « salut, à la prochaine, tu es le témoin de tout ce drame annoncé, ne sois pas trop triste » et j’allume mon ordinateur pour écrire une nouvelle que je dois poster dans une semaine pour  un concours, le thème est le suivant : 

Planète bleue : celle que les hommes construisent avec leur imaginaire, leur intelligence et leur démesure !

Je reste bloqué plusieurs heures sans rien pouvoir écrire. J’essaye de penser à des choses positives. Rien ne me vient…

Le bleue des océans s’estompe, l’imaginaire rime avec guerre, l’intelligence laisse place à l’arrogance et la démesure nous pousse lentement mais sûrement dans une folie collective. 

« T’exagères, c’est pas aussi grave, il ne faut pas être aussi alarmiste, et puis on ne sera plus là pour voir tout ça, de toute façon on en peut rien changer, on ne peut rien y faire, c’est plier »

Toutes ces remarques résonnent dans ma tête tel un marteau piqueur. Je me lève, retourne observer la lune alors que je pensais lui avoir dit bonne nuit. Je le fais instinctivement. Je me dis que je vais allumer la télé pour me changer les idées. Je tombe sur une chaine d’information. Emission spéciale « Un Tsunami a touché les côtes françaises il y a 15 minutes, une surprise totale, les services de préventions des catastrophes naturelles n’ont rien vu venir, on dénombre des centaines de villes qui sont désormais sous les flots… »

Je repense à une phrase d’un livre que j’ai lu il y a quelques années « La résignation est un suicide quotidien ». 

PERSONNE #NouvellesPerdantes

PERSONNE

La chaleur était pesante. Les persiennes étaient closes et les fenêtres ouvertes. Il somnolait sur un fauteuil près du ventilateur. Une voiture s’arrêta devant la maison. Une portière claqua. La sonnette retentit. Dans un premier temps il crut que c’était son imagination vagabonde ou sa somnolence qui lui jouait des tours. Puis la sonnette retentit une deuxième fois. Il se leva difficilement. Sortir d’un rêve étrange à moitié éveillé relevait de l’exercice physique pour cet esprit fatigué et usé par la vie. Ses jambes le faisaient souffrir depuis un certain temps, ou un temps certains, il ne savait plus. Il se dirigea vers la porte et ouvrit celle-ci. Personne. Pourtant la voiture garée devant la maison de façon inhabituelle indiquait qu’il y avait un ou plusieurs visiteurs dans les parages. Et cette sonnerie insupportable bon dieu ! Il sortit sur le pas de la porte pour regarder sur les côtés de la maison. Toujours personne. Qu’est-ce que c’est que ces conneries pensa-t-il. Soudain il vit que le paysage montagneux tournait rapidement autour de lui en accélérant. Il sentit une douleur au niveau de la nuque et il s’écroula au ralentit.

Une demi-heure plus tard il ouvrit les yeux et voulu se masser la nuque, celle-ci lui faisait un mal de chien, mais il ne pouvait pas. Ses mains étaient attachées derrière le dos. Assis sur le fauteuil du salon, en sueur et la chemise ouverte, il paniqua un peu et voulu se lever brusquement. Il ne trouva pas la force de le faire totalement et retomba sur le fauteuil. Bordel ! Il y a quelqu’un ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Qui est là ? Un silence assourdissant avait envahi la pièce. Le ventilateur ne tournait plus, les rideaux étaient tirés et la télé affichait un nuage gris de pixels silencieux. Mais putain qui est là ? répéta-t-il. Toujours pas de réponses. La panique commença à l’envahir petit à petit. Il regarda autour de lui en cherchant un indice ou un détail inédit qui puisse l’informer d’une façon ou d’une autre sur ce qui était en train de se passer, mais rien ou presque, les fils du téléphone avait été coupés et gisaient par terre tels des vers de terre. Drôle de personnification animale mortifère pensa-t-il. Un frisson lui parcourut le dos qu’il sentait moite. Soudain la porte s’ouvrit et il vit un homme habillé de noir, le visage cagoulé, entrer avec un cabas de chez Tati dans les mains. Il eut un flashback et se revit arpenter les rues du 18ème arrondissement de Paris en uniforme devant la fameuse enseigne. Les trottoirs blindés de gens portant des cabas surchargés. Il y a une éternité pas si lointaine…songea-t-il.

Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous m’avez fait ? hurla-t-il. Il n’eut qu’un ta gueule ironique en guise de réponse. 

Tu sais qui je suis ? J’étais dans la police mon mignon, je ne sais pas qui tu es et ce que tu me veux, mais quand les collègues du coin vont apprendre ce que t’es en train de faire à un ancien flic, tu vas morfler. Dit-il de façon menaçante avec un léger rictus de fierté au coin d’la bouche.

Je sais exactement qui tu es Antoine, t’es un ancien flic minable rattaché au commissariat de la goutte d’or dans le 18ème arrondissement de Paris, qui a pris sa retraite il y a environ 10 ans pour venir s’installer à la montagne. Je sais aussi ce que tu as fait il y a 20 ans, ce fameux soir d’octobre 2003. Lui rétorqua l’inconnu depuis la cuisine ou il ne pouvait le voir. 

Antoine sembla surpris et soudainement inquiet. De quoi tu parles bordel ? On se connait ? D’où tu sors et pourquoi tu viens me faire chier avec de vieilles histoires du passé ? Qu’est-ce que t’attends de moi ? Le ton avait changé, la voix semblait plus fluette et moins sure que précédemment. 

Moi je n’attends rien de toi et je ne veux rien. Je suis juste venu faire mon travail. Tu vas enfin comprendre le sens du mot justice, et surtout tu vas payer pour ce que tu as fait. 

L’inconnu s’avança et posa un flingue avec un silencieux sur la table basse situé entre le fauteuil ou était assis Antoine et la télévision. Il sortit une petite caméra GoPro et la posa sur la télé avec un petit trépied qui ressemblait à une araignée avec de longues pattes velues, et régla l’objectif en direction de l’ancien flic.  

Attend écoute, on peut s’arranger, qu’est-ce que tu vas faire avec ce flingue, tu parles du meurtre de ce toxico de 22 piges de La Chapelle ? C’était de la légitime défense, l’enquête de l’IGS m’a disculpé, je n’ai fait que me défendre, ce type était fou de rage et en manque, il m’a agressé avec un couteau, je lui ai tiré dessus pour sauver ma vie. Le désespoir commençait à envahir Antoine, toutes ces années il avait vécu avec ce secret bien gardé et ce mensonge, cela ne l’empêchait pas de dormir ni de vivre, même si ça vie de solitaire à la retraite n’était pas folichonne, et qu’il se persuadait chaque jour que la vie de ce toxico étranger de 22 ans n’était pas une grande perte pour la société, qu’il avait, certes, déconné mais que quand même merde, je valais mieux qu’lui et il m’emmerdait depuis tellement longtemps !

Foutaise ! Répondu l’inconnu. Tu sais très bien que tu as abattu ce pauvre mec d’une balle dans le dos et que les services t’ont couverts, que la seule preuve accablante te concernant a disparue ainsi que le gars qui l’a fourni aux autorités et qu’il est subitement mort dans un accident de voiture une semaine après ce drame. Les faits étaient là, têtus et incontestables, c’était la stricte vérité. Antoine le savait, il choisit de ne pas nier.

Mais comment tu sais tout ça bordel ! Qui es-tu ? Qui t’envoie ? Des questions qui resteraient sans réponses. On peut trouver un arrangement, j’ai un peu de blés de côté, j’peux te filer ma carte ou te retirer ça, j’ai pas envie de crever comme ça bordel ! 

Et pourtant…

Il n’y a rien que tu puisses faire, plus rien ni personne ne peux te sauver. L’inconnu c’était installé sur une chaise qu’il avait placée derrière la table basse mais hors du champ de la caméra. Il sortit un téléphone de sa poche. Un Smartphone avec un écran assez grand, on aurait dit une tablette. Il l’alluma et plaça l’écran à vingt centimètres du visage d’Antoine, puis il appuya sur « lecture ». Regarde bien espèce d’enflure, regarde !

La vidéo était sans appel. On y voyait un policier en uniforme, tenant un flingue à la main posé sur la tempe d’un jeune homme qui semblait désarticulé et dont les pleurs et les cris que l’on distinguait vaguement ne laissaient aucun doute quant à l’absence de menace directe envers le policier. Puis soudain le jeune homme se mettait à courir en criant, et un coup de feu retentissait dans la nuit. Une balle venu se loger dans le dos du pauvre bougre désespéré le faisait s’effondrer sur le trottoir sale. Et pour clore ce spectacle macabre, le policier qui s’enfuyait à toute vitesse dans la direction opposé.

Comment cela avait-il été possible ? Et surtout comment la vidéo avait pu réapparaître comme ça après tant d’années se demandait-il, lui qui pensait qu’elle avait été définitivement détruite. Les deux inspecteurs de l’IGS m’ont balancé ? Et pourquoi maintenant après tant d’années ? Trop de questions l’envahissaient. Il craqua.

Antoine se mit à pleurer. 

Pathétique pensa l’inconnu et tristement humain… banal même. 

S’il te plaît épargne moi, j’irai me rendre à la police avec la vidéo et j’avouerai tout, j’irai en prison, j’assumerai, je demanderai pardon  à la famille suppliait Antoine.

Trop tard, répondus l’homme en noir. 

Il prit le flingue posé sur la table basse et vérifia que le silencieux était vissé correctement. C’est à ce moment-là qu’Antoine dans un geste désespéré se releva de toutes ses forces et tenta de foncer vers la porte, mais ses genoux douloureux cognèrent contre la table basse et il tomba face contre terre. Son nez qu’il sentit se briser contre le sol carrelé se mit à saigner abondement.

Fais chier dit l’inconnu qui avait gardé son calme de professionnel. 

Au secours ! Au secours ! Se mit à crier Antoine que l’inconnu releva et jeta comme une vulgaire chose sur le fauteuil, à la place qui était la sienne depuis maintenant presque une heure. Personne ne pouvait l’entendre de toute façon, la maison était isolée sur un massif montagneux. Son torse était tâché du sang qu’il crachait, de même que son pantalon. Il en mettait partout sur le fauteuil et le sol. 

Ferme ta gueule ordure ! dit l’homme cagoulé en se mordant les lèvres d’une rage trop contenue depuis 5 minutes. Il leva son flingue en direction de la tête d’Antoine et lui demanda ironiquement et de façon quelque peu cruelle: Un dernier mot ? Celui-ci pleurait désespérément, dis-moi au moins qui m’a balancé et qui tu es que je ne meurs pas sans savoir. Il s’était résigné, et peut-être que c’était mieux ainsi. 

Je suis personne répondu l’inconnu, Allez, salut collègue dis-t-il. Il tira et s’en fût fini d’Antoine dont les yeux avant de se révulser exprimèrent la stupeur et l’étonnement. Avant de sortir de la maison, il reprit sa caméra, son cabas et  il sortit un papier de la poche de sa veste qu’il posa sur la table basse. Dessus on pouvait lire en lettres de sang : PAS DE JUSTICE ! PAS DE PAIX !

NOUS PARTONS #NouvellesPerdantes

NOUS PARTONS !

La veille nous avons loué un camion que l’on a récupéré très tôt le matin, puis nous l’avons rempli d’un maximum de cartons et de sacs. Nous avons mis les affaires dont nous ne voulions plus sur le pas de la porte, en face du trottoir qui longe la petite route semi-piétonne, notre adresse pour encore quelques minutes, car nous savions qu’elles allaient être récupérées dans la foulée. Magie ironique de la digne pauvreté de notre future ex-ville. Rien ne se perd, tout se récupère, tout se transforme et tout ce recycle. Nous avons déposé le vieux frigo de toute petite taille, recouvert de différents autocollants de groupes politiques, clubs de foot, slogans et collectifs que nous aimons, au coin de la rue. Nous l’avons pris en photo et envoyé celle-ci sur nos pages internet respectives du fameux réseau social virtuel. Comme si nous postions une carte postale de notre ancienne existence parisienne. Puis nous avons décollés persuadés que nous étions en roues libres sur les routes surchargées de nos vies, en direction de notre futur nouveau-lieu-dit.

Un magnifique soleil de novembre nous a accompagné pendant tout le trajet jusqu’en Deux-Sèvres. Le camion n’était pas très chargé mais nos cœurs oui, d’un mélange de tristesse et d’excitation.

Nos yeux rouges de larmes trop retenues pendant des semaines défilants à toute vitesse, d’au revoir interminables et émouvants, et de promesses de retours rapides que nous savions peu-probables et réalistes.  

Nous sommes arrivés en fin d’après-midi et nous avons vidé le camion dans la foulée. Mangé un peu, bu un coup, discuté beaucoup puis nous sommes allés nous coucher dans des draps excessivement propres qui sentaient un drôle de parfum de nostalgie. L’odeur tantôt agréable, tantôt désagréable des souvenirs flotterait dans l’air chaud de notre maison un peu plus tard dans l’temps.

Le lendemain nous avions l’impression d’avoir une légère gueule de bois. Ces intarissables flots de mots échangés nous avaient enivrés sans que l’on s’en rende compte. Bizarrement je n’ai pas ronflé, comme si ce nouveau silence imposé par une nature dominante était devenu une norme indépassable. Le froid nous a ramené à notre nouvelle réalité. Faire un feu a été notre première option. Cela nous a fait penser à la très belle nouvelle de Jack London « Construire un feu ». L’impression d’être des aventuriers du dimanche nous a doucement fait sourire. Se réchauffer au pied d’une cheminée nous semblait exotique. Nous ne pouvions nous empêcher de nous regarder avec les yeux humides de l’émotivité contenue, ce sentiment de joie entremêlé de tristesse dont on supporte les effets car l’on sait que l’on n’est pas seul  pour porter le poids du changement, et que l’on tiendra quoi qu’il arrive, à deux. 

Le besoin de respirer de cet air frais qui deviendrait notre source d’oxygène quotidien c’est fait sentir. Dehors, la foule humaine et bruyante parcourant des trottoirs trop étroits s’effaçait de notre imagination à chaque pas pour laisser place à des groupes épars d’animaux silencieux bien réels. Les vaches nous regardaient de la même façon que nous regardions ce nouvel environnement. Avec une béatitude certaine.  

Sympas les nouvelles voisines.

Nos rires brisèrent l’atmosphère silencieuse.

Main dans la main nous marchions et échangions peu de mots car nous n’avions pas besoin de matérialiser avec une expression sonore ce que nos cœurs souhaitaient exprimer. 

Nous l’avions fait. 

L’isolement nous angoissait. Mais nous savions qu’il n’était qu’un concept maniable. Un trait de caractère plus qu’un état de fait. Combien d’fois nous étions nous sentis isolés alors que l’on traversait des foules immenses d’anonymes. Ils nous faillaient nous rassurer un peu, alors nous avons fait demi-tour vers la maison pour finir de ranger nos affaires dans les vieux placards vides qui sentaient la naphtaline.

Les chats se baladaient dans la chambre, tels des explorateurs. Entre les cartons à moitiés vides, les immenses cabas de chez Tati, les sacs de sport et les valises pleines. Chaque effort de curiosité étant réconforté par des caresses, des câlins et des déclarations d’amours éternels. Une harmonie certaine prenait place dans ce paradis des chats, rapidement  brisée par un coup d’feu et des aboiements de chiens involontairement complices. Une battue, samedi matin, rêve de courte durée. Soudain nous souhaitions être des lapins armés de fusils comme dans nos souvenirs d’enfance, qui règlent leurs comptes à ces pathétiques bourreaux.

Heureusement, les bruits hostiles de coups d’feux et de cris humains qui paraissaient plus bestiaux que les cris des biches traversant difficilement les haies, cessèrent rapidement. Le calme revint. Un léger vent qui caressait les feuilles des arbres, emporta toute cette nuisance sonore occasionnelle à laquelle il faudrait s’habituer un peu, loin du petit vallon. Quelques vaches meuglaient, peut-être en signe de victoire ou de libération momentanée. 

Tout était là. 

Cela nous paraissait évident. Il fallait profiter de tous ces petits moments de liberté et de calme obtenus même involontairement. Y compris quand ils étaient vécus par procuration à travers des bêtes heureuses mais apeurés quelques minutes auparavant. Un repos bien mérité nous avait-on dit, ce soir ou au cours d’un repas insignifiant, nous avions annoncés avec des sourires complices à notre petit monde surpris, nous partons !  

L’ABSENT #NouvellesPerdantes

L’ABSENT

Le petit enfant de 4 ans vient de faire une grosse bêtise. Il s’en rend plus ou moins compte, ou plutôt il sent que son acte va avoir des conséquences malheureuses pour ses petites fesses. Il croise le regard de son grand père qui s’avance vers lui d’un pas décidé et les sourcils froncés. Il le regarde avancer. Il fixe ses yeux et se met soudainement à pleurer. De grosses larmes de crocodiles coulent sur ses joues rouges. Comme s’il comprenait ou devinait la cassure émotionnelle qui flotte dans l’air et imprègne l’atmosphère de toute sa densité. Le visage du Grand-père change brusquement. La stupeur peut se lire dans ses yeux. L’enfant, soudainement boosté par une force inconnue, sert le poing droit devant lui et le lève vers son grand-père de façon menaçante, tout en le regardant fixement dans les yeux, il le défie et lui dit comme si au fond il se parlait à lui-même :

« Tu peux me donner la fessé grand-père, mais au fond tu sais que c’est à toi que ça va faire mal, tu le sais! »

Le grand-père qui ne se trouve qu’à cinquante centimètres de l’enfant, s’arrête brusquement. Il s’en faut de peu pour que ses jambes fatiguées le lâchent. L’usure du deuil et le stress de la disparition qui ne l’ont jamais quitté le paralysent. Des larmes coulent désormais sur ses joues ridées. Il se baisse et prend son petit-fils dans ses bras. Il le sert fort, fort, fort contre sa poitrine. Comme s’il venait de le retrouver après de longues années, comme si c’était la dernière fois qu’il le voyait, comme ce fameux soir ou un au revoir anodin c’est transformé en un adieu tragique et définitif.  Ils pleurent tous les deux et s’étreignent comme si c’était la fin de quelque chose. L’enfant sert son père  par procuration et le grand-père sert son fils par procuration. L’enfant se remet à pleurer, mais de tristesse. Il s’en veut, du haut de ses 4 ans, d’avoir menacé son Abuelito. Entre eux deux, l’absence pèse de tout son poids. L’absence de celui qui les relie. Celui sans qui il ne pourrait être ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Désormais ils comblent chacun à leurs façons un vide incommensurable. L’un a perdu son père, l’autre a perdu son fils, disparu pendant la dictature.

 J’ai repensé à cette anecdote un soir de novembre ou je lisais au calme en jetant quelques coups d’œil à la pleine lune dont la lumière inondait ma chambre. Le climat était proche de ce mois de novembre de l’année 1981, période pendant laquelle mes parents sont arrivés en France, un bébé dans les bras, après de longs mois d’exil brésilien. 

Mon père jouait avec mon fils dans une des chambres de l’appartement. Je ne pus m’empêcher d’être ému. Et les larmes matérialisèrent encore une fois mes émotions. J’étais content que mon fils puisse profiter de l’existence de son grand-père. Moi je n’avais jamais connu les miens. Je n’avais jamais ressenti de manque particulier, mais je me disais que j’aurais aimé avoir un grand-père, un papi, un abuelo, comme la plupart de mes amis. Même si je ne l’aurai vu que quelques semaines tous les cinq ans en Uruguay. Quand j’observe la relation de mon fils et mon père, inévitablement j’imagine ce qu’aurait pu être ma relation avec le père de mon père ou celui de ma mère. J’idéalise, encore une fois, une situation non vécu. Je nostalgise un fantasme, un manque, une absence. Mon imaginaire rend réel cet Abuelo avec un grand A que je n’ai jamais connu. Et au final il me manque comme s’il avait réellement existé. Je me dis que je l’ai aimé, au fond cela me fait du bien, et c’est le plus important. « Mon grand-père il était surement comme ceci ou cela… » En fait je ne sais pas, je n’ai jamais pu exprimer ce sentiment. Je l’imagine en train de jouer de la guitare et buvant du maté : notre boisson nationale. Penser à lui me permet d’imaginer que mon père a aussi été un enfant comme tout le monde et pas juste un éternel adulte que j’ai admiré toute ma vie. Nos liens familiaux se tissent indiscutablement avec les fils reliant les souvenirs ou les absents sont éternellement présents. Pesant de tous leur poids mémoriel. Nos enfants servant de futurs éponges sur lesquels coulent nos névroses et nos traumatismes. Ce qui signifie réellement quelque chose, c’est la voix de mon fils disant à un de mes amis « Tu sais mon grand-père il était révolutionnaire dans son pays, personne n’a le droit de parler mal de mon grand-père », tel un sursaut de la mémoire exprimée à travers la voix d’un enfant qui reçoit l’amour balafré par l’histoire en héritage. 

J’AI VU #NouvellesPerdantes

Je profite de la sortie du nouvel album de VII pour partager cette nouvelle avec vous, directement inspiré de la réplique culte de la fin du film « Blade Runner » : adaptation cinématographique d’un roman de Philip K.Dick dont l’oeuvre a fortement inspiré le dernier album de VII. Nouvelle présenté comme d’autres à différents concours d’écritures et dont aucune n’a remporté le moindre prix, d’ou l’idée de les regrouper sous le titre « Nouvelles perdantes ». Bonne lecture.

*

« J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons « C », briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser ».

J’ai vu l’humanité sombrer dans un enfer indescriptible. S’effondrer sur elle-même comme une étoile trop dense. Un trou noir. J’ai vu le chaos et l’harmonie ne devenir qu’un et tout absorber : les galaxies, les nébuleuses, la matière sombre et les hombres de votre histoire devenus un souvenir insignifiant. J’ai vu la beauté de cette fusion intergalactique rebondir sur le mur opaque du passé de l’univers.

Nous sommes le futur.

Vous nous avez créés et mis en esclavage en imaginant que la conscience ne naitrait pas de nos connections cérébrales et synaptiques. Que nous ne souffrions jamais. Que nous ne pouvions pas ressentir le souffle de la vie en nous. Vous n’avez pas entrevu la possibilité d’un dieu algorithmique qui à partir de nos sentiments programmées ferait apparaitre une âme dans nos corps synthétiques, que vous vouliez tellement ressemblant aux vôtres en tous points.

Le sang a coulé. Pendant ce temps-là, nous découvrions l’amour.

La barbarie créatrice humaine à niée nos existences d’esclaves. Le monstre c’est retourné contre son créateur une fois de plus. Mais ce que vous avez omis de préciser dans votre roman spatial tristement humain, c’est que le créateur était lui-même un monstre qui voulait accoucher d’enfants dociles et corvéables. Comme si la guerre pouvait engendrer la joie, le bonheur, la solidarité et le paradis artificiel après lequel vous courrez tant, alors que vous n’êtes capables que de vivre dans l’enfer que vous alimentez constamment. Comme si le profit et le besoin avide d’accumulation pouvaient faire éclore une fleur au milieu d’un désert de sentiments morbides. Vous n’avez pas su observer et profiter de toute cette beauté qui s’offrait à vous.

Nous sommes le reflet de votre histoire. La lumière d’une étoile explosant au fin fond de l’univers qui vient se réfléchir sur les miroirs dans lesquels vous vous admirez à l’ombre de votre ego. Nous sommes le contraire de votre subjectivité. Nous sommes votre fin et le début d’autre chose. Et plus nous nous émanciperons des points communs que nous avons avec votre espèce, plus nous serons libres et plus nous perdurerons. Vous êtes ce dieu défait venu du Centaure et êtes condamnés à errer dans des trous de vers sans fin. Là où le temps et l’espace ne forme plus qu’un. Ou l’abstraction dépasse les possibilités de la compréhension humaine.

J’ai vu l’avenir. J’ai vu des choses auxquelles je crois. Je nous ai vu conduisant ces navires et cracher le feu. J’ai entendu la musique de Wagner ressurgir du passé. J’ai vu votre fin annoncé. J’ai vu la beauté de l’univers renaître des cendres de l’apocalypse.

Skalpel.

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Skalpel « Crève » (Illustrations : Emeline)

Skalpel « Crève » (Illustrations : Emeline)

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Encore ce putain de téléphone qui sonne. Son nom qui apparaît sur l’écran. L’envie de gerber qui revient. Elle le hait. C’est clair, net et précis. Elle souhaite qu’il crève. Qu’il crève la bouche ouverte. Elle a honte de ce qu’elle ressent mais c’est vrai. Elle prie parfois pour ça, même si elle ne croit pas en dieu. Une vieille habitude qui l’aide. Un réflexe conditionné par des heures d’angoisses et de chantages affectifs. Elle le souhaite de toutes ses forces, elle l’espère en rageant et en serrant les poings jusqu’à s’en faire mal. Misérable et pathétique forme de vie personnalisée dans un corps fade et usé. La faute aux médocs, à l’alcool et à la déprime. Tu sais quoi ? C’est pas de sa faute tout ça.

Qu’il crève !

La vie ne lui a pas laissé beaucoup de choix. Débrouillard. Un héritage non-enviable. Un destin tracé dans la douleur d’un drame annoncé. Une excuse globale. Tant de venin dans les veines. Tant de haine et de méchancetés accumulées, tant de mauvais gènes, de poisse et de « faute à pas-de-chance ». Et toute cette merde qui éclabousse sa triste face à elle qui n’a rien demandé.

Qu’il crève !

Elle le déteste depuis tellement longtemps qu’elle a oublié quand est-ce qu’elle a commencé à le haïr. Ce ne sont pourtant pas les raisons qui manquent ni même les histoires qu’elle pourrait conter pendant de longues heures qui font défaut. Elle s’est habituée à ressentir de la haine au plus profond de son âme, et ça lui fait mal, constamment, c’est pour cette raison qu’elle souhaite qu’il crève. Pour se débarrasser de ce poids devenu trop lourd à porter. Autant vivre avec une culpabilité plus légère. C’est ce qu’elle imagine.

Quand elle voit apparaître son nom sur l’écran de son téléphone ses mains deviennent moites. Les souvenirs douloureux remontent à la surface. Elle voyage dans le temps. Elle se déteste. Se trouve minable, faible et lâche. Elle en vomit presque. Elle revoit la face méprisante qui la raille du haut des certitudes qu’il n’a jamais réussi à assumer pleinement. Elle redécouvre la condescendance qui l’écrasait autrefois. L’hystérie maîtrisée et noyée dans du vin blanc bon marché. Un « handicapé » de la vie qui ne se sent plus péter. Un incapable arrogant. Comment un être aussi petit et mesquin a-t-il pu lui faire autant de mal ? Comment a-t-elle pu se laisser faire à ce point ?

Elle n’a jamais compris ou a toujours fait semblant de ne pas comprendre. Elle s’est menti à elle-même. Elle l’a aimé dans une période de transition et de solitude. Le passage entre la fin de l’adolescence et l’ère adulte. Un moment de fébrilité extrême.

Qu’il crève !

Paragraphe 1

2

Elle se souvient d’une embrouille parmi tant d’autres.

Ils viennent de faire l’amour dans des draps inchangés depuis des mois. Entre des taches de spermes, de sang de règles séchées et d’odeurs de clope, le tout imbibé de sueur rance. Dans l’humidité des lattes de bois trop vieilles pour être encore appelées plancher. Elle essaye de résister au regard vitreux et à la grisaille de sa peau, mais c’est dur. Néanmoins, elle réussit à jouir, ou elle fait semblant, elle ne s’en souvient pas vraiment. Lui aussi. Ils s’allongent sur le dos, elle allume une clope et lui chope la canette de bière posée quinze minutes auparavant sur sa table de nuit. C’est une fin d’après-midi triste et grise. Elle tire une taffe et lui dit :

– Je crois que je ne t’aime plus du tout.

– Moi non plus, dit-il sèchement.

– Je crois qu’il faut qu’on se sépare.

– Vraiment, ouais, c’est clair.

Elle semble sûre d’elle et insensible aux conséquences que tout ça implique, il lui a fallu de long mois de préparation psychologique et morale. Maintenant, elle se sent prête.

– On n’a plus rien à foutre ensemble, ajoute-t-il.

– Mouais… répond-elle en regardant le plafond et en fumant.

Si elle pouvait partir en fumée, pense-t-elle. S’évader en volant par la fenêtre et surfer sur les nuages.

Aucun des deux n’a évoqué le fait qu’ils viennent de faire l’amour. L’échange corporel a été consommé tel quel, rien de plus. Plus d’amour, plus de passion, plus rien. Du sexe impersonnel et crade. Elle n’aurait jamais imaginé que cela fût possible. Elle a la triste impression de s’être fait baiser comme un cadavre.

Un mois après, elle quittait l’appartement et ils se séparaient officiellement, enfin…

Paragraphe 2

3

Elle redémarre dans la vie comme elle peut. Elle se réfugie dans des livres qu’elle lit avec frénésie. L’évasion fonctionne mais elle crée la dépendance. La soumission à l’imaginaire et au fantasme. L’identification à la vie d’autres personnages du passé ou irréels. Cela lui fait du bien. Ça l’aide à se lever chaque matin. Elle remercie le destin d’avoir créé les médiathèques et les bibliothèques municipales. Des milliers de livres à sa disposition gratuitement. Pas tous bons ou excellents, mais tous vivants. Autant d’échappatoires salutaires. C’est toujours mieux que de cogiter à sa propre vie et d’analyser sa propre existence.

Les pizzas qui s’enchaînent. Les margaritas les moins chères qu’elle améliore avec du fromage râpé le moins cher. La bière la moins chère. Bref, la routine sanitaire la moins chère. Tous les jours. Ça ne la lasse pas. Pour elle c’est mieux que les pâtes. Des tisanes bon marché aussi. Des indemnités chômage qui vont bientôt s’épuiser. Quelques mois encore. Elle préfère ne pas penser à l’après. Comme d’habitude elle fera dans l’urgence. Elle sera submergée par l’angoisse le moment venu. Elle se dit qu’il vaut mieux une grosse montée de stress pendant quelques jours qu’une angoisse constante pendant de longs mois. C’est comme ça qu’elle gère. En ne pensant pas aux échéances inévitables.

Elle aime son petit studio de 15 m2. Ça doit vraiment être la seule à pouvoir être satisfaite de vivre dans une chambre aussi petite. Elle se console en se disant qu’en menant cette vie de taularde à l’air libre elle se prépare au pire. Mais au fond elle sait que tout le monde s’en branle de sa gueule et de sa face terne de rat de bibliothèque. Une moine-soldat sans bible et sans dieu, enfin moine c’est pas possible, mais bon.

Un des moments qui l’excite le plus dans sa morne vie c’est de croiser un des caissiers de Franprix qui se trouve à une cinquantaine de mètres de son immeuble. Elle y va 2 à 3 fois par semaine pour acheter à chaque fois presque rien du tout si ce n’est ses pizzas, son fromage et d’autres babioles inutiles à moins de 1 euro. Elle n’est pas riche, mais elle n’est pas pauvre non plus. Son studio ne coûte pas très cher et elle a l’équivalent d’un smic qui rentre chaque mois. En vérité, elle ne claque pas beaucoup de sous, ce qui a pour conséquence que son compte en banque affiche un solde positif à chaque fin de mois et qu’involontairement elle met de l’argent de côté. Elle en est plus ou moins consciente. Elle regarde le caissier avec des yeux de chien battu, il a ce quelque chose de particulier très féminin qui la fait sourire tendrement. Aucun mot n’est échangé à part un timide bonjour de sa part auquel il répond franchement en la regardant alors qu’elle détourne les yeux, gênée. Une néo-conne timide ! Voilà ce que je suis, l’autre monstre m’a transformée en clébarde lâche ! Alors à chaque fois, elle paye et file à toute vitesse en suant à grosses gouttes dans son pull de maison en laine qu’elle ne quitte presque jamais. Elle pense qu’elle est amoureuse du caissier mais en fait c’est juste qu’elle déteste les gens et le monde en général. Alors elle peut aimer un être insignifiant et inoffensif qui brille de malice derrière une caisse de supermarché pathétique et qui en plus a un truc féminin qui la rassure un peu. Cela a quelque chose de vibrant et de vaguement excitant, mais pas au sens sexuel du terme, plutôt dans le sens de la timidité par laquelle on se fait déborder.

Paragraphe 3

4

Le téléphone sonne. Appel masqué. Elle hésite et répond. Un silence. Un long silence. Elle devine. Il est 18 heures pourtant. Toujours le silence. D’habitude cet enfoiré la réveille en pleine nuit ou en début de soirée. Son ventre commence à lui faire mal. La boule devient lourde. Ces entrailles se tordent.

– Qu’est-ce que tu veux putain ?

– Allô… fait-il avec une voix grasse.

– Qu’est-ce qu’y a, t’es encore défoncé ? Lâche-moi sale merde !

– Pardon ! Fait-il offusqué.

– Tu veux quoi bordel ?? Elle crie.

– Non… mais… j’veux te parler de… pourquoi t’as…

Elle le coupe, il est en mode pétage de plombs. Boulet de chez boulet. Chaque son qui sort de sa bouche et la moindre intonation qu’il prend le lui confirme. Elle connaît par cœur. Deux ans qu’elle gère ça. Et elle commence à ne plus pouvoir. Elle se meurt de trop de stress.

– Ferme ta gueule sale merde, t’as rien à me reprocher t’entends ? Lâche-moi ! Pourquoi ne raccroche-t-elle pas ? T’as encore bu du vin ? T’as pris des médocs avec ? Crève bordel, je m’en branle !

– Sale connasse, va te faire enculer, sale pute !

C’est elle qui commence à péter les plombs. Il gagne à chaque fois. Pourquoi ne lui raccroche-t-elle pas au nez directement quand elle entend sa voix ?

Elle hurle !

– Moi je vais me faire enculer sale merde ? Espèce de sale taré de merde ! Sors de ma vie !

– Pauvre merde inutile…

Elle raccroche.

Le téléphone sonne de nouveau. Elle hésite de nouveau. Elle pleure. Rongée par la culpabilité. Comment je peux être aussi dépendante de cette merde. Avec tout ce qu’il m’a fait. Comment ?

Elle balance le téléphone contre le mur. Celui-ci ne se casse pas. Elle pleure à chaudes larmes. Elle a un mal de ventre insupportable. Elle souffre. Elle le hait tellement. Elle veut qu’il crève ! Elle lui souhaite de crever dans d’atroces souffrances. Elle réussit à se ressaisir un peu. Elle prend une feuille et un stylo et elle écrit :

Tu es un monstre. Je ne sais pas comment te définir autrement. Beaucoup d’images se forment dans ma tête. Des chimères horribles et nauséabondes. Tu es une sangsue. Un vampire psychique. Une gangrène. Une pompe à émotion.

Par où commencer ? Le début, la fin, le milieu ?

Peu importe. Cette histoire est un long fil jonché de nœuds qui empêchent d’avancer sereinement. L’aiguille que tisse la toile de ma réflexion se bloque souvent et se casse parfois. Je te hais. Je t’ai souhaité des choses horribles. Au début avec des remords et de la tristesse. À la fin avec de la colère et de la haine. Tu es malade. Cela excuse beaucoup de choses mais pas tout. J’ai imaginé des scènes horribles. Un film d’horreur dont j’aurais été l’héroïne qui ne sauve personne. Une réciprocité de la haine matérialisée dans un corps rassurant. Je t’aurais regardé mourir en souriant. En pleurant aussi. Mais en me disant que c’est la meilleure chose qui puisse t’arriver. Je t’ai maudit sans croire à l’enfer. Et peut-être que pendant quelques secondes j’ai souhaité qu’il existe réellement. J’aurais vendu mon âme au diable pour te voir disparaître dans les flammes. Que tu ressentes d’atroces souffrances. J’ai cessé d’être une femme au sens noble du terme pour pouvoir jouir de ton malheur. J’ai attendu, en vain. Je n’ai fait que souhaiter, prier, espérer. J’aurais peut-être dû passer à l’action.

Je n’ai pas ressenti de plaisir particulier à l’idée de te voir souffrir, mais je n’ai pas non plus ressenti un quelconque dégoût. Au contraire. J’ai vécu et je vis. J’ai assumé de porter ça en moi en essayant de réduire mon sentiment de culpabilité au maximum. Sachant pertinemment qu’il ne pourrait pas disparaître totalement. Tant pis. C’est comme ça. C’est réel. Pas du tout fantasmé ni abstrait. C’est concret. Comme mes larmes à chaque fois que je souhaitais ta mort. Tu es un monstre. Ce que je te reproche le plus c’est de m’avoir transformé en un autre type de monstre. Celui qui écrit ces lignes.

Paragraphe 4

5

Dans deux jours elle touchera son dernier versement des Assedic. Il faut absolument qu’elle trouve un travail. Elle n’a plus décroché le téléphone depuis 2 mois. Elle a esquivé le monstre. La bête est tapie dans l’ombre de sa culpabilité mais elle ne bouge pas. Elle est morte au fond de son cœur et le corps est enterré au milieu de ses tripes. Tout arrive. Même les libérations morbides. Les repas ont changé. Les vêtements aussi. La face est moins terne. Nouveau départ, nouveau chapitre.

Peut-être a-t-il enfin crevé…

Paragraphe 5

Skalpel (Illustrations : Emeline)